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Avril 2002 : alors que la violence embrase les districts du Rolpa et du Rukum, foyer de l'insurrection populaire lancée en février 1996, les maoïstes y instaurent un territoire autonome. A partir du 25 février 2003, le territoire reçoit un gouvernement et Thabang en est déclarée la capitale : les leaders maoïstes espèrent galvaniser les masses, déjà épuisées par des années de guerre civile, vers la dernière étape de conquête du pouvoir. Le statut autonome sera finalement dissout en 2006, lorsque les leaders maoïstes rejoindront le gouvernement.
Dix ans après la signature des accords de paix, quelle situation - économique, politique et sociale - rencontre-on dans cette ancienne région dissidente ?

"On n'a pas vu un étranger ici depuis 10 ans"
 
Chumbang : le hameau est connu pour avoir hébergé Prachanda, ancien leader de la rébellion, en 2005, lorsque fut décidé solennellement le ralliement aux autres partis de l'opposition, afin d'assener un coup fatal à la monarchie. Laxmi Budha, un homme d´une cinquantaine d'années, s'étonne : " Le dernier étranger que j'ai vu ici, c'était il y a plus de dix ans." On mesure tout de suite que le projet des leaders maoïstes de transformer le secteur en destination touristique a fait chou blanc. De fait, la région est toujours fortement isolée. La "Route des Martyrs", construite par les rebelles à partir de 2004, est terminée depuis peu. Mais elle est impraticable durant les mois de mousson. Restée depuis toujours à l'écart des foyers de l'autorité politique, la région a gardé quelques-unes des caractéristiques qui en avait fait un terreau privilégié pour semer le mouvement insurrectionnel maoïste : un animisme voisinant avec l'athéisme, des relations hommes/femmes plus équilibrées qu'ailleurs, un sentiment d'appartenance ethnique fort, une légendaire réticence à l'autorité. « On est loin. Et ils nous ont tous oubliés depuis la fin du conflit. Prachanda comme le gouvernement ».

Des cicatrices de guerre

Autour de la maison où se cachait Prachanda, aujourd'hui transformée en lieu de mémoire national, un vieux montre les vestiges des tranchées. La végétation gagne du terrain chaque année sur ces anciennes cicatrices de guerre. Plus vite que ne se referment les blessures de vie. Sunam, 16 ans, explique que son père a quitté le village pendant le conflit, pour aller travailler en Inde. Il n'est jamais revenu, abandonnant femme et enfants. Sa mère est persuadée qu'il a refondé une famille là-bas, entretenant contre lui la rage d'avoir dû faire face toute seule à la situation. Mais au fond, elle reconnait qu'il a purement et simplement disparu. Sur la table de la maison, en première page du Kathmandu Post, un article indique que le CICR réalise actuellement une nouvelle mission dans le Rolpa, à la recherche des corps de plusieurs civils, assassinés en 2002 par l'armée. Ils n'ont toujours pas été retrouvés.

Les victimes du conflit sont partout

Dans toute la région, les récits de vies brisée pleuvent. Celle de Gorkha Bahadur par exemple. Instituteur à Chargaon, il n'avait jamais caché sa sympathie pour le Congrès népalais. Très vite, au tout début du conflit, des maoïstes l’ont roué de coups et fait prisonnier. Il est parvenu à s'échapper et a fui la région pendant 4 ans, travaillant comme menuisier dans les districts voisins de Dang et du Dolpo. De retour au village, il est cette fois accusé par l'armée d'avoir disparu pour soutenir la rebellion. Il est de nouveau violemment frappé. De ces deux attaques, et des coups qui lui ont été portés à la tête, il est resté malentendant. Couronnement de ce destin tragique : le gouvernement népalais l'a accusé de désertion, lui fermant les droits à sa retraite de professeur. Il vit aujourd'hui d'un salaire d'enseignant dans un village voisin, payé par la communauté.

Paradis économiques improbables
 
Plus on avance vers le Nord du Rukum, plus la vie se fait rude et plus les terres cultivables se font rares. « Notre nourriture est le maïs, notre arme est la faucille » disait une chanson de propagande communiste, marquant la différence culturelle de ces régions reculées avec celles des mangeurs de "dal bhat" (plat de riz et de lentilles, consommé quotidiennement dans la majeure partie du pays). Les terrasses de céréales laissent place, encore plus haut, aux pâturages des moutons. Depuis la fin du conflit, les transhumances ont pu reprendre. Mais la région est loin d'être autosuffisante au niveau agricole. L'arrivée très récente de l'électricité, et la construction des nombreuses pistes au bulldozer, offrent de toutes nouvelles perspectives d'échanges et de commerce. Mais sous la pression démographique, la plupart des jeunes hommes travaillent ailleurs, dans d'autres régions du pays ou à l'étranger. Dubaï, Arabie Saoudite, Malaisie, Philippines, Singapour : presque chaque maison arbore ses posters plastifiés de paradis économiques improbables. Quel pourcentage des ressources familiales représentent aujourd'hui ces revenus étrangers ? Et celui du trafic de haschich ? En moyenne altitude, la marijuana recouvre le moindre terrain en jachère. La vente est officiellement interdite depuis 1976, mais la culture n'a jamais cessé. Les maoïstes eux-mêmes ont fermé les yeux sur ce trafic qui permet aux paysans de compenser l'insuffisance des terres agricoles. Devant sa maison, une vieille femme édentée deale avec un homme venu de Pokhara. Les prix sont dérisoires, la marchandise réputée de première qualité.

Le tournant de la violence
 
Pourtant, les postes de police sont de retour dans la région. Constamment la cible d'attaques de la part des rebelles depuis le lancement de la guerre du peuple, ils avaient fermé les uns après les autres. Au début des années 2000, le Rolpa ne comptait plus que 8 postes de police sur 39. Une erreur stratégique que le Palais Royal allait payer cher, laissant le champ libre aux maoïstes pour organiser les bases arrière des actions offensives.
A Rukumkot, Hari Bahadur, ex-soldat de l'Armée Populaire de Libération, nous emmène jusqu'aux ruines de l'ancien poste de police, qui dominait le village. La nuit du 1er avril 2001, un groupe de 250 soldats maoïstes encercle les bâtiments. Hari Bahadur est en charge d'un sous-groupe de 15 combattants. L'attaque est fulgurante. Elle tourne rapidement à l’avantage des rebelles. Le commandant de police interdit à ses hommes de se rendre, envoyant 32 d'entre eux à la mort. 2001, c’est aussi l'année du massacre de la famille royale ; de l'instauration de l'état d'urgence ; de l'inscription des maoïstes népalais sur la liste noire des terroristes internationaux ; de l'embrasement de tout le pays.
Au cours de ses 8 ans de service dans l'Armée Populaire de Libération, Hari Bahadur a participé à bien d'autres attaques à travers une quinzaine de districts du pays. Il a aussi passé 26 mois de sa vie en prison, dénoncé par des fonctionnaires eux-mêmes faits prisonniers puis relâchés par les rebelles. Il soutient toujours Prachanda, mais se dit amer d'avoir sacrifié dix ans de sa vie sans rien recevoir en retour. La proposition d'intégration à l'armée népalaise, suite aux accords de paix signés en novembre 2006, n'était pas pour lui une option idéologiquement acceptable. Il tient aujourd'hui avec sa femme un petit restaurant dans le centre de Rukumkot. Des voisins confient qu'il a été victime de syndromes post-traumatiques, et que son récent projet d'aller travailler à Dubaï le maintient psychologiquement à flot.

"C'est un beau site, tranquille..."
 
Partout, dans l'ancienne région autonome maoïste, la dureté des conditions de vie et l'âpreté des destins détonnent avec l'image idyllique qu'offre de son côté son ancienne capitale. Bénéficiant d'une cadre géographique généreux, Thabang contraste déjà par ses terres fertiles et ses cours d'eau abondants. Sous l'impulsion d'une organisation maoïste en coopératives, les pratiques agricoles ont été modernisées, les cultures diversifiées. Les cochons ont été installés en dehors du village, libérant les habitations de conditions sanitaires précaires. Des ardoises ont été posées dans toutes les allées du village. L’écoulement des eaux se fait en souterrain. Chaque maison à ses toilettes. Thabang est un village propre, coquet, respectueux de son architecture traditionnelle, mais l'ayant adaptée pour de meilleures conditions de vie. Institué en village modèle par les maoïstes, il reste aujourd'hui, à bien des égards, un village exemplaire.
Le poste de police n’y a réouvert qu'il y a 4 ans. Un drapeau maoïste a été planté sur un toit, juste en face, histoire de rappeler aux policiers qui détient toujours le pouvoir au village. Le nouveau commandant du poste, arrivé deux semaines plus tôt à Thabang, sourit poliment quand on lui demande comment il a pris cette nomination dans ces terres longtemps hostiles à toute présence policière. « Je suis très heureux. C'est un beau site, tranquille, le climat est doux"... Dix ans ont passé, assurément... 
Quelques mètres plus loin, une fresque représentant les leaders communistes mondiaux a été repeinte il y a quelques mois par Resham, à l'occasion d'une célébration du parti. Ancien instituteur du village, communiste de la première heure, il se dit satisfait du développement qu'a connu le village de Thabang en trente ans. Mais il rêve d'autres avancées : un  hôpital et un campus universitaires, une route consolidée qui puisse être empruntée pendant la mousson, une fabrique de vêtements de chanvre, un musée de la révolution maoïste népalaise… Il parle aussi de culture bio, de circuits courts de distribution, de consommation locale. Malgré les inscriptions de messages révolutionnaires sur toutes les façades des maisons, on a du mal à voir aujourd'hui Thabang en fer de lance de la révolution prolétarienne mondiale. Le village ressemblerait plutôt à un laboratoire d'altermondialistes.
 
Un laboratoire social
 
Bien des projets maoïstes ont disparu en dix ans : la banque coopérative n'existe plus, la fabrique d'uniformes de l'Armée Populaire a fermé, l'école maoïste a fusionné avec une école gouvernementale. Le Rural Health Research Institute reste sans doute la plus belle vitrine de ce laboratoire social. Sous l'impulsion d'un médecin japonais à la retraite, ce projet communautaire a vu le jour en quelques années. Chaque habitant du village a contribué financièrement à la construction du bâtiment. Professeur en anthropologie de la médecine à la Tribhuvan University, Ryuhichi Ishida n'est pas tendre quand il décrit les pratiques d'organismes internationaux tels que USAID. L'hôpital de Thabang prétend quant à lui réunir le meilleur de la médecine moderne et de la médecine traditionnelle, et se développer en institut de formation en anthropologie de la médecine. L'équipe locale nourrit son inspiration en étudiant des projets similaires ailleurs sur terre, tels que les centres médicaux multiculturels de Bolivie.
Uday, 30 ans, membre du comité directeur de l'hôpital, précise que le développement de l'hôpital se pense aussi comme un projet politique, "pour décourager la création de cliniques privées dans la région ». Après 5 ans d'études à Katmandou, le jeune leader étudiant est de retour à Thabang, où il participe aux recherches d’universitaires internationaux : Anne de Sales, Ina Zharkevitch. La particularité de ce village, depuis toujours réfractaire à l'autorité de l'Etat, intrigue et entretient son destin hors du commun.

L'état d'esprit des masses
 
Tandis qu'ailleurs dans la région, l'élan révolutionnaire s'est largement essoufflé, Thabang s'offre toujours le luxe d'une renommée politique internationale. "L'état d'esprit des masses » y reste clair : 80 % des villageois se déclarent toujours maoïstes, et Prachanda est un traître à la cause. Le village soutient massivement la branche dure qui a fait scission en 2014 : celle de Netra Bikram Chand, qui prône le retour de la lutte armée contre la corruption généralisée de l'Etat népalais. "No election" ! On dit que 40 % de l'arsenal de l'Armée Populaire de Libération, jamais remis à l'ONU malgré les accords de paix, serait aujourd'hui entre les mains de ses partisans. Sur les écrans des smartphones, des photos de militants armés, postées sur Facebook, circulent. L'épouse de Resham, railleuse, éclate de rire, en voyant le post d'un ancien combattant qui déclare aujourd'hui sa conversion au christianisme.
Ancienne joueuse nationale de volleyball, numéro 1 du district du Rolpa, elle a très tôt été contactée par les autorités locales, lui intimant de choisir entre sa carrière de sportive et son jeune mari communiste. Elle a fait son choix. Resham, leader de l'Union des étudiants pour le district du Rukum en1981, a rapidement pris la tête de groupes culturels circulant dans toute la région pour diffuser des programmes de propagande en chansons, danse et théâtre. En 2002, leur maison à Thabang a été attaquée par l'armée, leur magasin pillé, leur mobilier brûlé. Les enfants ont été placés à l'abri chez des proches à Palpa. Elle s'est elle-même réfugiée plusieurs années chez son frère, à Katmandou, tandis que Resham prenait le mâquis.
Aujourd'hui, dans cette maison de Thabang où toute la famille est enfin réunie, elle dit avoir l'impression, trente ans plus tard, de se reconnecter enfin à sa vie.

Autre projet ..

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